« Ni la terre ni les femmes sommes un territoire de conquête » (Ni la tierra ni las mujeres somos territorio de conquista) est une phrase que l’on lit souvent dans les manifestations féministes en Amérique Latine, comme le 9 mars 2020 à Santiago (Chili). Depuis quelques années, le mouvement écoféministe prend de l’ampleur en Amérique Latine. La crise climatique est également une crise des relations sociales.
Qu’est-ce que l’écoféminisme en Amérique Latine ?
L’écoféminisme est un mouvement culturel qui ne se contente pas de juxtaposer le féminisme et l’écologie mais met véritablement en relation la domination, l’exploitation, l’agression, l’oppression et la violence que subissent la nature et les femmes. Pour Rosa Dominga Trapasso, leader du mouvement au Pérou, « le féminisme a nécessairement dû évoluer vers l’écoféminisme en mettant en évidence les liens entre toutes les formes d’oppression et de violence, de l’oppression à l’intérieur de la famille jusqu’à la destruction de la planète ». L’écoféminisme est une lutte contre la violence patriarcale qui opprime deux corps : les femmes et la nature. Etant donné que le patriarcat n’a pas de frontières, l’écoféminisme souhaite faire tomber les frontières entre les mouvements féministe et écologiste. Pour Jeanne Burgart Goutal, professeure de philosophie et spécialiste d’écoféminisme, le mouvement soutient que la « domination des femmes et la domination de la nature (…) sont les deux facettes de la même médaille, du même modèle de civilisation qui s’est imposé historiquement ». La logique d’exploitation de la nature est vue comme la même que la logique d’oppression et subordination des femmes. L’écoféminisme vise à dévoiler les racines des problèmes environnementaux à travers des facteurs sociaux. Par exemple, la pollution est une cause directe de la pauvreté, qui touche particulièrement les femmes.
L’écoféminisme ne revendique ni le matriarcat, ni le transfert du pouvoir aux femmes, ni la supériorité des femmes sur les hommes. Il vise à mettre fin au patriarcat qui détruit la planète et défend une nouvelle forme d’organisation planétaire. Pour Judith Ress, auteure de Ecofeminism from Latin America, « si nous salissons la Terre-mère, nous nous salissons nous-mêmes ». L’écoféminisme souhaite redéfinir les rapports entre les hommes et les femmes en insistant sur leur interaction avec l’environnement. Pour l’écoféministe brésilienne Ivone Gebara, il s’agit d’une « sagesse qui tente de restaurer l’écosystème et les femmes ».
Le terme d’« écoféminisme » a été utilisé pour la première fois en 1974 par l’auteure française Françoise d’Eaubonne dans Le féminisme ou la Mort, fondatrice du mouvement Ecologie et Féminisme. Les idées écoféministes ont dans un premier temps été suivies en Australie et aux Etats-Unis et que plus tardivement, dans les années 1990, en Afrique, en Asie et en Amérique Latine. Les deux figures principales de l’écoféminisme dans les pays du Sud sont Vandana Shiva en Inde et Ivone Gebara en Amérique Latine. Le point de vue des écoféministes des pays non occidentaux est différent : elles mettent en exergue la domination du Nord sur le Sud et se penchent sur l’expérience quotidienne des femmes dans des régions non-industrialisées, qui sont en contact avec la nature à travers la gestion quotidienne de l’eau, des sols et des forêts. Les militantes écoféministes sont nombreuses en Amérique Latine. Selon la philosophe Emilie Hache, « C’est un des endroits où il se passe le plus de choses. Ce sont souvent des femmes de milieux ruraux et qui crèvent de faim à cause des mouvements de grands propriétaires qui accaparent les terres ». En Amérique Latine, les principaux combats sont la défense des territoires, les droits des peuples, la défense de la vie en général, dont les femmes sont des protagonistes en tant que co-créatrices. Les principales victimes de la destruction de la terre sont les femmes pauvres, les femmes en marge et les peuples indigènes. Les écoféministes en Amérique Latine sont à la recherche d’écojustice sociale. Elles militent avec les femmes des quartiers les plus pauvres. Le mouvement en Amérique Latine lutte pour l’autodétermination des peuples, pour donner une voix aux peuples originaires qui cultivent la terre et ont des connaissances ancestrales sur l’écodépendance afin d’atteindre la sécurité, la souveraineté, l’autonomie alimentaire et de défendre la terre et ses ressources.
Un mouvement qui transcende les classes
L’écoféminisme transcende les classes. Pour la théologienne Judith Ress, il s’agit de « croiser les frontières pour faire une planète durable ». Pour l’écoféministe brésilienne Ivone Gebara, l’écoféminisme a deux objectifs : s’engager avec tous les opprimés dont la voix a été réduite au silence et avec ceux qui dès la naissance sont exclus en raison de leur situation économique, ainsi que mettre fin à l’oppression patriarcale. Un point crucial de l’écoféminisme en Amérique Latine est la reconnaissance de droits aux divers groupes de femmes : indigènes, rurales, paysannes, urbaines, noires.
Un mouvement spirituel
L’écoféminisme propose un autre rapport aux autres et au monde. Le mouvement s’appuie sur les pensées amérindiennes, notamment dans la relation avec la Terre-Mère (Pachamama). Il s’oppose à « l’image d’un Dieu Père, masculin et omnipotent, qui est le résultat du patriarcat », les écoféministes reconnaissant un « lien avec notre Terre-Mère et avec tous l’univers », « l’interdépendance de toutes les choses est la réalité constitutive de l’univers » (Judith Ress). La philosophe argentine Alicia Puelo montre que le mouvement écoféministe en Amérique Latine est davantage spirituel et que les femmes sont plus proches de la nature. Dans la cosmologie andine, les humains sont considérés comme partie intégrante de la nature et non comme des possesseurs de celle-ci. Les femmes des peuples autochtones sont les principales victimes de la destruction de la terre car la terre est là où elles plantent et récoltent et car elle a une signification particulière. Ce n’est pas un simple lieu physique où elles vivent, c’est la Terre-Mère (Pachamama). L’écoféminisme souhaite replacer l’être humain à l’intérieur du Cosmos et non pas comme dominant. Cela est incompatible avec le patriarcat et le christianisme qui place l’humain en maître de la planète à l’image de Dieu, donnant la légitimité et le droit à l’homme de remplir, dominer et abuser de la Terre.
Un mouvement qui dénonce la colonisation
L’écoféminisme dénonce le modèle économique et culturel occidental : un système patriarcal, capitaliste et colonial, notamment en Amérique Latine depuis l’invasion européenne. On peut citer l’exploitation des perles de l’île de Cubagua au Venezuela, des mines de Potosí en Bolivie ou des Minas Gerais au Brésil. L’écoféminisme s’oppose à l’eurocentrisme dans le but de donner plus de visibilité aux peuples indigènes, par exemple en parlant d’Abya Yala pour désigner l’Amérique, nom donné par les nations indigènes.
Comment s’organise l’écoféminisme en Amérique Latine ?
La leader du mouvement en Amérique Latine est Ivone Gebara mais il y a bien d’autres écoféministes, comme Rosa Dominga Trapasso au Pérou, Mary Judith Ress au Chili et Gladys Parentell. On compte plus de 50 organisations écoféministes entre 1980 et 2016 en Amérique Latine, d’une grande variété : groupes indigènes, ONG, collectifs académiques, fondations ou encore associations. L’un des groupes les plus importants est le collectif Con-spirando créé en 1991, dont l’une des fondatrices est Mary Judith Ress et le siège se trouve à Santiago (Chili). Ce collectif a créé une revue, des jardins partagés, ainsi que des écoles.
Quelle est l’action concrète de ces groupes en Amérique Latine ?
Ces groupes sont à l’initiative de projets, comme le projet Agua Viva de l’organisation colombienne Censat qui vise à comprendre et transformer la réalité des femmes affectées par l’exploitation minières. Il y a également des luttes locales, comme par exemple des femmes indigènes de Sarayaku en Equateur qui ont lutté à la fin des années 1980 contre l’exploitation pétrolière de leurs territoires. A Santo André au Brésil, des femmes ont créé le groupe Consciência, mobilisées contre les industries polluantes de la banlieue de São Paulo. Le mouvement a même atteint la politique. En effet, fin 2020, dans l’état de Florianópolis au Brésil, le nouveau mandat collectif élu souhaite mettre en pratique les concepts de l’écoféminisme, avançant que les femmes sont impactées de manière différente par les changements climatiques.
Pour Mary Judith Ress, « nous sommes dans un changement immense dans notre planète », « tant les femmes que la Terre sont devenues des sources de vie, non plus des ressources que l’on peut exploiter » et « nous ne pouvons plus continuer avec le patriarcat, qui est en train de détruire la planète ». En 2019, Marine Allard, Lucie Assemat et Coline Dhaussy ont réalisé le documentaire « Ni les femmes ni la terre » sur la « révolution écoféministe » en Argentine et en Bolivie.
Gabriela Rodrigues
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