Le 15 février 2019, les autorités espagnoles signaient un décret relatif à l’exhumation de la dépouille de Francisco Franco, l’ancien dictateur ayant gouverné le pays de 1939 à 1975. Depuis le début des années 2000, « el Valle de los Caídos », vaste édifice religieux devenu depuis 1975 le lieu d’inhumation d’ « el Caudillo » (le guide), fait l’objet de controverses politique et mémorielle. Cette imposante sépulture suscite également des dissensions au sein de l’opinion publique. Coup de projecteur sur une affaire sensible chez nos voisins hispaniques.
Suite à la tentative de coup d’Etat militaire et civil du camp nationaliste le 18 juillet 1936, mis partiellement en échec, une guerre civile éclate. Ce conflit long et meurtrier est la conséquence des malaises sociaux, économiques, culturels et politiques traversant le pays et exacerbés depuis la proclamation de la IIè République en 1931. Le camp des républicains, orienté à gauche et à l’extrême-gauche et guidé par Manuel Azana, affronte celui des nationalistes, tenants d’une idéologie de droite voire d’extrême-droite menés par le général Franco. En avril 1939, les troupes nationalistes l’emportent sur les factions républicaines. Celles-ci s’engagent dans un exode massif, la « retirada » : des centaines de milliers d’exilés républicains traversent la frontière française. C’est aussi le début d’une période de deuil pour chacun des anciens camps belligérants.
Par deux décrets successifs en 1939 et 1940, Franco décide de la construction d’un gigantesque mausolée à soixante kilomètres de Madrid. L’érection de la « vallee de los caídos », la vallée de ceux qui sont tombés, s’inscrit dans le projet politique et idéologique franquiste. Dans une optique de pacification nationale, les dépouilles des soldats des deux camps y reposent dans des ossuaires. Il s’agissait par ailleurs pour Franco de signifier l’union et la réconciliation nationale autour de sa personne et de marquer symboliquement son règne d’un monument à sa hauteur. L’architecture et l’emplacement même de l’édifice témoigne de la démesure de Franco. Construit non loin de l’Escurial, le cimetière des rois d’Espagne, le complexe architectural s’étend sur plus de 30 000 mètres carrés. La basilique est au coeur de l’ensemble, placée en contrebas d’une montagne rocheuse supplantée d’une croix de 150 mètres de haut. Perpendiculairement aux côtés droit et gauche de la basilique, deux galeries composées de cryptes encadrent une vaste esplanade. Les corps de quelques 25 000 soldats franquistes et de 10 000 soldats républicains, non identifiés et inhumés sans consultation des familles, y reposent Une abbaye de moines bénédictins est construite derrière la basilique. L’organisation géométrique autour de lignes horizontales et verticales amplifient la pesanteur du lieu.
Ce vaste édifice religieux, intégré aux monuments nationaux depuis son inauguration par Franco le 1er avril 1959, a été construit par des prisonniers républicains auxquels les autorités franquistes promettaient une remise de peine. Or, nombreux sont les hommes morts avant de pouvoir jouir de leur liberté, du fait du maniement d’énormes blocs de pierre dans des conditions peu sécurisées.
L’inhumation des dépouilles de Jose Antonio Primo de Rivera en 1957 et de Francisco Franco en 1975 est l’objet des principales crispations. Jose Antonio Primo de Rivera est le fondateur de la « phalange espagnol », une organisation armée et politique nationaliste. Francisco Franco est considéré comme le symbole d’une période noire de l’histoire espagnole, détenteur d’un pouvoir autoritaire issu d’une violence meurtrière. Ces deux personnages, qui ne devaient être inhumés au sein de ce monument dans le projet initial, y tiennent une place d’honneur.
Les premières controverses émergent dans les années 2000. La coalition de gauche menée par José Luis Rodriguez Zapatero, gouvernant le pays de 2004 à 2011, s’est naturellement emparée de cette épineuse question politique et mémorielle. L’exécutif souhaite oeuvrer dès 2005 à l’exhumation de la dépouille de Franco. Cependant, il ne parvient qu’à obtenir en novembre 2006 de la « Fundación Francisco Franco » la fin de la mention du généralissime et de l’exhibition des insignes franquistes durant la cérémonie annuelle d’hommage aux morts de la guerre civile. Le 16 octobre 2007, le gouvernement obtient de la Commission Constitutionnelle du Congrès l’approbation du projet de loi sur la mémoire historique. Celui-ci inclus un article sur la « Vallee de los Caídos », soutenu par l’ensemble des partis politiques. L’article propose une dépolitisation du lieu afin de convertir le monument en un espace essentiellement religieux. En effet, avant l’entrée en vigueur de cette loi, certains acteurs politiques d’extrême-droite se revendiquant du franquisme et de José Antonio Primo de Rivera n’hésitaient pas à faire du mausolée un lieu de pèlerinage religieux et patriotique.
En 2011, le gouvernement Zapatero mandate une expertise sur la question du mausolée. Celle-ci produit un rapport conseillant de ni toucher au monument « construit dans la souffrance » ni essayer de « le remplacer par un autre qui symboliserait l’Etat de droit ». Ce rapport préconise de développer une approche pédagogique afin d’expliciter les conditions de construction du monument, la souffrance des travailleurs et le contexte de la société espagnole d’après-guerre civile.
Cette dynamique de désacralisation du mausolée et de démystification du lieu se poursuit en 2018 sous le gouvernement socialiste de Pedro Sanchez. Le chef du gouvernement est déterminé : il rappelle dans une interview télévisée qu’il est impensable que le dirigeant symbole de l’oppression bénéficie d’un monument d’Etat dans des pays ayant souffert d’un gouvernement anti-démocratique et autoritaire. Par exemple, en Argentine, les sépultures des généraux de la junte militaire des années 1970-1980 ont dû être anonymisées pour éviter les dégradations. Le gouvernement Sanchez parvient à obtenir le vote de l’exhumation de la dépouille de Franco, à 172 voix pour, 2 contre et 164 abstentions.
Or, ce n’était bien sans prendre en compte l’enjeu et la portée symbolique du monument pour les groupes politiques et les associations franquistes. D’une part, le Parti Populaire, un parti d’extrême droite fondé par un ancien ministre franquiste, s’est toujours opposé à cette exhumation. Les députés du parti ont majoritairement garni les rangs de l’abstention. D’autre part, de nombreuses associations d’extrême droite, comme la Fondation Francisco Franco, ont multiplié les recours légaux contre l’application du décret, et ce au même titre que la famille du dictateur.
Engageant la classe politique dans son ensemble, la question du déplacement de la dépouille de Franco a dépassé le champ parlementaire : elle s’est érigée en question de société. Les avis de l’opinion publique sont multiples et divergent. Un sondage organisé par la radio de gauche Cadena Ser en 2005 montre que 55% des espagnols ressentiraient de « l’indifférence » à l’égard du défunt dictateur, ce qui laisse deviner les divisions inhérentes au sien de l’opinion publique. Ces divergences se jouent également au sein des victimes du franquisme. Certaines associations de victimes, ayant concouru à l’adoption de la loi de mémoire de 2007, voient leur demande de réparation ou d’exhumation des corps de leurs proches gisant dans les fosses communes restées sans réponse. D’autres associations défendent l’oubli.
Plus surprenant, un prieur de l’abbaye de la Vallee, Santiago Cantera, a toujours témoigné de sa volonté de ne pas procéder à l’exhumation de la dépouille du despote espagnol. Le secrétaire d’Etat du Vatican s’est saisi de l’affaire et a assuré son soutien à la volonté de l’exécutif, dans une lettre à la vice-présidente du gouvernement Madame Carmen Calvo. Il s’est également engagé à forcer l’abbé à se conformer à la décision du gouvernement si nécessaire.
Cette situation d’imbroglio mémoriel est rendue possible du fait du pacte d’oubli marquant la fin du régime dictatorial franquiste : en 1977, les élites franquistes ont concédé une transition démocratique en échange d’une loi d’amnistie. La population espagnole d’alors préférait se voir garantir un régime de liberté et des droits fondamentaux plutôt que de remuer un passé encore trop douloureux. Cela explique d’une part la lenteur du processus de réflexion et de décision quant à l’exhumation du corps, et d’autre part la perception paradoxale de la dictature et des son héritage par les Espagnols.
Le 15 février dernier, après le vote de l’exhumation, les autorités espagnoles ont donné 15 jours à la famille de Franco pour choisir le nouveau lieu d’inhumation de la dépouille. Celle-ci s’est empressée de recourir à l’arbitrage de la cour suprême : l’Etat espagnol a reçu pas moins de 12 demandes judiciaires réclamant l’annulation ou la suspension des travaux liés à l’exhumation. Par ailleurs, 17 recours ont été présentés. La décision de justice rendue par le juge José Yusti Bastarreche a permis de suspendre de manière provisoire la licence urbanistique permettant les travaux d’exhumation, invoquant un danger pour les ouvriers. Les proches du généralissime ont recouru à l’arbitrage de la cour suprême. Face à cela, le gouvernement n’hésite par à parler d’un « obstructionnisme ».
Le 10 mars dernier, à l’issu du conseil des ministres, Carmen Calvo a déclaré la fixation de la date d’exhumation au 10 juin prochain. La réinhumation aura lieu au Panthéon Mingorrubio-el Pardo, monument appartenant à l’Etat et où repose la dépouille de l’épouse de Franco. Le transfert des restes du dictateur demeure un enjeu crucial pour l’exécutif socialiste. Réélu lors des élections du 28 avril dernier, le gouvernement Sanchez peut mener à bien ce projet phare. Il reste néanmoins une ultime difficulté. En effet, la cour suprême, à défaut de se prononcer sur le fond, devrait être en mesure de statuer sur une possible suspension de l’exhumation d’ici au 10 juin. Ainsi, la possibilité d’un énième retardement de la procédure constituerait un revers considérable pour les élus socialistes.
Dans une société espagnole divisée et marquée par une historicité particulière, on voit les enjeux d’une telle question mémorielle. L’exhumation de la dépouille de Franco fait l’objet de clivages politiques et sociaux profonds et complexes. Alors que cette ancienne problématique paraissait quasiment résolue, les discussions promettent d’être encore longues et animées.
Pablo Girard
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