Comprendre la crise chilienne
Sorti en salle le 31 octobre 2019, récompensé par « l'Oeil d'or du meilleur documentaire » au festival de Cannes 2019, La cordillère des songes est le troisième volet d'une trilogie mettant en relation l'histoire sombre du Chili et ses magnifiques paysages : ici la cordillère « à la fois mère protectrice, et barrière isolatrice » est le témoin silencieux des crimes de Pinochet. Si le réalisateur ne pouvait anticiper la crise que traverse le Chili depuis le 18 octobre, son long-métrage semble y faire écho. On y observe les images de manifestations réprimées sous Pinochet, filmées par Pablo Salas, et on constate malheureusement qu'elles ressemblent beaucoup aux images des manifestations d'aujourd'hui.
Les manifestations ont commencé le 18 octobre, d'abord pour s'opposer à la hausse du prix du titre de transport, mesure retirée presque aussitôt par le gouvernement dans un but d'apaisement ; mais ce n'était que l'élément déclencheur d'une contestation bien plus profonde du pouvoir en place.
Si le Chili, dont l'IDH[1] est de 0,84 en 2017, est considéré comme le pays le moins corrompu, le plus démocratique, et le modèle économique de l'Amérique Latine, il est pourtant en 2016 le 14ème pays le plus inégalitaire au monde selon l'OCDE[2].
« Nous avons toujours été silencieux et maintenant tout explose »
Elisa Irarrazaval, étudiante en art à Santiago, nous explique qu'au Chili tout est cher alors que le seuil de pauvreté est très bas : 400 dollars, sachant qu'un parlementaire gagne près de 33 fois le salaire minimum : 13 500 dollars par mois. « Tout est privé, et ce qui ne l'est pas fonctionne mal.» Un bon collège privé coûte environ 600 dollars par mois, les professeurs du public sont très mal payés et doivent beaucoup travailler. Les universités sont hors de prix et nécessitent de s'endetter sur près de vingt ans. Le service de santé privé est excellent, mais seulement 1% de la population peut se le permettre, quant au service de santé public il n'a pas d'horaires, il est saturé, les médecins sont mauvais, et des gens meurent dans les services.
Les facultés ont été fermées, et ce, au moins jusqu'au mois de mars. Les manifestations sont très violentes : « beaucoup de manifestations, beaucoup de blessés et de gens torturés, je connais pas mal de personnes qui ont disparues. » Elisa dénonce aussi la presse nationale qui n'informe pas de manière fiable sur ce qui se passe dans le pays, donne des informations fausses, et se concentre sur des faits divers. « J'ai l'impression que les médias étrangers ont donné de meilleures informations sur la sur la situation au Chili que nos propres médias nationaux. »
Ces inégalités sociales sont directement liées au système économique hérité de la dictature de Pinochet. D'abord inspiré par l'Ecole de Chicago et Friedman[3], Pinochet s'est ensuite inspiré du modèle économique libéral pour guider les transformations économiques du pays, faisant ainsi le choix de privatiser la plupart des entreprises et des services publics. Les seules entreprises qui demeurent publiques sont la production de cuivre, le raffinage de pétrole, et les entreprises de services publics. Le régime interdit les syndicats et les négociations salariales. A la fin de la dictature 20% de la population se partage 80% des richesses du pays. D'après l'organisme économique CENDA[4], « la dictature de Pinochet a transformé le Chili en une économie rentière. Un petit groupe de grandes entreprises s'est approprié les principales ressources naturelles du pays et vit désormais de cette rente ».
"No es por 30 pesos, es por 30 años"
Un des slogans de manifestations est : « No es por 30 pesos, es por 30 años » – « il ne s’agit pas de 30 pesos (l'augmentation du prix du métro), mais de 30 ans ». Les 30 ans renvoient à 1989, la fin de la dictature de Pinochet. Comme le dit également Pablo Salas dansLa cordillère des songes, rien n'a vraiment changé depuis la dictature.
Si la dictature est encore très présente dans les esprits, c'est aussi parce que le travail de mémoire demeure inaccompli. En effet, Pinochet n'a jamais répondu de ses crimes. Jugé en 2005 pour l'opération Condor il est relaxé par la cour suprême, les plaintes des familles des victimes étant jugées « irrecevables ». Seuls 22 % des disparitions et des exécutions qui ont été recensées officiellement sous la dictature ont connu des suites judiciaires entre 1995 et 2018. Les familles des victimes continuent de réclamer justice alors que certains des anciens ministres de Piñera étaient les principaux leaders pour le « Si » au référendum de 1988 ; ils étaient contre la destitution de Pinochet et contre le retour à un régime démocratique parlementaire.
La dictature militaire reste un traumatisme pour la population chilienne. Envoyer les militaires pour réprimer les manifestants, peut être vu comme une tentative de réveiller cette peur de l'autoritarisme. Les forces armées visent particulièrement les jeunes qui n'ont pas forcément connu la dictature et qui ne craignent pas le pouvoir politique. « Nos quitaron tanto que nos quitaron hasta el miedo » – « ils nous ont tant volé qu’ils nous ont même dérobé notre peur » est l’un des autres slogans entendus en manifestation. Ainsi les personnes âgées remercient les jeunes pour leur révolte et leur absence de peur.
La répression est violente. Dans un de ses rapports, Amnesty International accuse l'Etat de chercher à blesser volontairement les manifestants et dénonce la blessure de Jorge Ortiz, représentant de l'Institut National des Droits de l'Homme, qui a reçu le 29 octobre six plombs de chevrotine alors qu'il remplissait sa mission d'observateur lors d'une manifestation à Santiago. Le 13 décembre, une délégation de l'ONU remet un rapport dans lequel elle conclut que les forces de sécurité se sont rendues coupables de graves violations. Le rapport documente notamment 350 cas de blessures aux yeux, 113 cas de torture et de passages à tabac et 24 cas de viols ou de violences sexuelles. Les blessures aux yeux sont récurrentes dans la crise chilienne. Des données de l'université du Chili, et de la Société chilienne d'ophtalmologie, indiquent qu'entre le 19 octobre 2019 et le 18 novembre 2019, 285 personnes ont été blessées aux yeux par les tirs de chevrotine, Les soins sont inaccessibles pour certains : Manuel Véliz, qui se rendait à Santiago chercher un travail a été blessé à l'œil près du métro par des policiers. Il doit porter une prothèse oculaire qui coûte environ 400 000 pesos chiliens (424 euros). Un coût très élevé qu'il ne peut pas assumer. Au 3 janvier, on dénombrait 26 morts dans les contestations et des milliers de blessés.
Les mobilisations continuent malgré la violente répression
Cette répression n'a cependant pas découragé les manifestants qui continuent de lutter. Immédiatement en réponse à la hausse du ticket de métro les étudiants avaient organisé des « evasiones masivas » (fraudes dans le métro sautant par-dessus les tourniquets). Au couvre-feu a répondu le « cacerolazo ». Comme sous la dictature, ces concerts de casseroles se répondent d’un immeuble à l’autre. C’est une manière de faire comprendre aux militaires qu'on manifeste son opposition au régime, et son soutien aux manifestants.
Le 25 octobre, 1 200 000 manifestants défilaient à Santiago sur une population totale d’environ 18 millions de personnes. Diverses manifestations pacifiques et violentes se sont tenues depuis. Le 13 novembre Unidad Social, un groupe de 115 associations syndicales, étudiantes, féministes, environnementales et corporations, appellent à une grève générale. Elle sera extrêmement suivie dans les milieux portuaires : 25 des 27 ports ne travaillent pas, le transport maritime privé est paralysé à 60% et le transport maritime public à 90%, alors que 85% du PIB du Chili dépend des exportations portuaires. Le 3 janvier des manifestants ont incendié l’église Saint François de Borgia, consacrée aux services religieux des carabiniers chiliens, responsables des cas de torture, de viols et d’abus sexuels et de centaines de blessures à l’œil. La colère demeure et selon divers sondages, plus de 60 % des Chiliens continuent de soutenir la contestation.
Cette colère a été attisée par deux victimes présumées de la répression devenues des icônes du mouvement. L'artiste de rue « La Mimo », figure emblématique des manifestations, est vue vivante pour la dernière fois lors de son arrestation par des militaires et est retrouvée pendue le lendemain, son corps portant des traces de coups et de viols. La journaliste Albertina Martinez Burgos est découverte à son domicile, poignardée à mort, son appareil photo et son ordinateur manquants, alors qu'elle publiait la veille sur sa page Facebook des photographies de manifestations. Le mouvement féministe Ni Una Menosaccuse le gouvernement d'être impliqué dans ces deux morts suspectes. Ces deux femmes étaient aussi le symbole des luttes féministes en faveur de l’égalité. Avec 40% de femmes actives, et pour un salaire nettement inférieur à celui des hommes, le Chili compte le plus faible taux de d’Amérique latine. Les femmes s'exposent également à des discriminations des assurances privées à cause des éventuelles grossesses.
Une crise sans issue ?
Depuis le 13 novembre où la grève des ports a paralysé le pays, le gouvernement de Piñera tente d'apaiser la colère. Il avait tout d'abord suspendu la hausse des prix du métro et remanié un tiers de son gouvernement après les premières manifestations. Le 10 novembre, il annonçait une modification de la Constitution, souhaitant ainsi satisfaire l'une des principales revendications des contestataires. Le 15 novembre, après plusieurs heures de négociations entre la coalition gouvernementale et les partis d'opposition un « accord pour la paix et la nouvelle Constitution », sont signés. Un référendum sur la réforme de la Constitution aura lieu en avril 2020. La réforme envisage « une meilleure définition des droits de la personne et les modalités pour les faire respecter ». L’une des mesures phares est le reversement d'une prime exceptionnelle de 60 dollars à 1,3 millions des familles les plus vulnérables. Un autre projet de modification de la Constitution, soumis par la précédente présidente Michelle Bachelet, sera examiné. Il prévoit l’inviolabilité des droits de l’homme, le droit à la santé, à l’éducation, et l’égalité salariale entre hommes et femmes. Toutefois ces promesses n'ont pas apaisé le mouvement.
Le 15 janvier, Sebastian Piñera a annoncé qu'il allait transmettre au Congrès un texte destiné à réformer le système des retraites, qui est également hérité de la dictature de Pinochet. En effet, les Chiliens sont obligés de placer 10 % de leurs salaires les Administrations des fonds de pensions (AFP) qui placent le tiers des cotisations en Bourse ou dans de grandes entreprises, sous forme d’investissements. Seulement 40 % des cotisations sont redistribuées sous forme de retraites, déterminées par la fluctuation des marchés. En 2017, plus de 90 % des retraites sont inférieurs à 233 dollars mensuels. Un tiers des Chiliens est largement endetté. La réforme prévoirait une augmentation de 3% de la cotisation patronale. Aucun retraité ne devrait alors tomber sous le seuil de pauvreté. Les réactions n'ont pour l'instant pas été entendues.
Au même moment, une sécheresse sans précédent s'abat sur le Chili : 600 000 personnes sont privées d'accès à l'eau, 100 000 animaux sont morts. Dans la région de Valparaiso, dans la province de Petorca il n'y a plus d'eau dans les rivières car toute l'eau de surface est monopolisée par les producteurs d'avocats. La vie des écosystèmes et des populations est mise en danger. Au Chili, selon la Constitution, l'eau est du domaine privé, « voler de l'eau » est passible d'une amende. L'accès à l'eau n'est pas garanti par le droit. Les sécheresses, qui vont sûrement empirer, risquent d'accroître d'avantage les inégalités sociales.
[1]Indice de Développement Humain, fondé sur PIB/habitant, espérance et niveau d'éducation. Cependant ne prend ni en compte les libertés, ni les inégalités. [2]Organisation de Coopération et de Développement Economiques [3]Pour M.Friedman il faut combattre l'inflation a tout prix. Pour se faire il faut contrôler l'évolution de la masse monétaire qu'il conseille de confier au marché financier, les forces du marché devant ajuster l'économie. Il ne faut pas mener des politiques de relance des dépenses publiques qui mènent à l'inflation. [4] Centro de Estudios Nacionales de Desarrollo Alternativo
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