Philosophie autochtone et européenne
« America » est un terme introduit pour la première fois en 1507 par Waldseemüller et Ringmann. Les deux cartographes allemands éditèrent cette année-là une mappemonde, donnant au Nouveau Monde le nom d’America, en hommage au navigateur et commerçant florentin Amerigo Vespucci qui fut l’un des premiers à considérer le continent comme n’étant pas l’Asie.
Depuis la découverte de ce nouveau continent en 1492 par Christophe Colomb, les cartographes et les géographes du vieux continent s’attelèrent à mesurer, calculer et dessiner le Nouveau Monde. Pour les Européens, la terre n’est qu’une simple entité abstraite inanimée. En opposition, les peuples indigènes considéraient la terre comme un élément indissociable des hommes qui la composent. Le mot le plus ancien connu à ce jour se référant à un territoire américain est « Abya Yala », nom donné par le peuple Cuna à leur terre dans l’actuel Panamá et dans le Nord de la Colombie. Bien qu’il ne soit pas démontré que ce terme définisse l’ensemble du continent, il signifie « terre de pleine maturité » ou « terre de sang vital ». Dans la philosophie des civilisations précolombiennes, la terre est un être animé doté d’une force vitale qui donne vie aux éléments, et donc, aux hommes. Aujourd’hui « Abya Yala » est un terme utilisé par des institutions et organisations indigènes, dans un objectif politique, afin de se réapproprier le nom de leur continent et dénoncer les expressions comme « Nouveau monde » et « Amérique » données par les colonisateurs européens.
L’Amérique ou les Amériques ?
La majorité des pays d’Amérique du Sud et certains pays européens tels que la France, l’Espagne ou le Portugal reconnaissent le modèle à six continents, c’est-à-dire, incluant l'Amérique comme un seul et même continent dans la liste des continents sur Terre. De leur côté, la plupart des pays anglo-saxons, l’Inde ou encore la Chine adoptent le modèle à sept continents en distinguant l’Amérique du Nord de l’Amérique du Sud. Ce dernier modèle était encore le modèle enseigné aux États-Unis jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et tend depuis à revenir vers une Amérique unifiée. Bien que d’un point de vue géographique l’Amérique soit un seul et même continent, les différences viennent essentiellement d’un point de vue culturel, historique et linguistique. Deux mondes s’opposent au sein du même continent : d’un côté l’Amérique anglo-saxonne de confession protestante parlant l’anglais face à l’Amérique latine très majoritairement catholique parlant essentiellement espagnol, portugais ou dans une moindre mesure, les langues amérindiennes autochtones. C’est pourquoi intervient la nécessité de trouver des termes spécifiques englobant un ensemble de pays partageant une identité commune.
Le concept d’Amérique dite « latine »
Le terme « Amérique latine » s’ajoute à la liste plus ou moins confuse pour le grand public des termes comme « Ibéro-Amérique » ou encore « Amérique hispanique » réduisant une partie de l’Amérique en un espace culturel commun. L’« Ibéro-Amérique » englobe l’ensemble des pays américains colonisés par les pays ibériques, Espagne et Portugal, en incluant ceux-ci dans l’expression. « L’Amérique hispanique » ne regroupe que les pays ayant été colonisés par l’Empire espagnol et conforte l’idée d’une puissance et d’un héritage de l’identité espagnole à travers le monde. Ces expressions ne sont employées qu’exclusivement dans les pays concernés, l’expression « Amérique latine » est largement plus utilisée, et ce, dans la très grande majorité des pays du monde et dans toutes les langues. Mais qu’apporte-t-elle de plus ?
Au début du XIXème siècle, la fragilisation de l’Empire espagnol par l’invasion de la péninsule ibérique par Napoléon et l’abdication de la monarchie espagnole donna l’occasion aux pays américains de se soulever et déclarer peu à peu leur indépendance envers les empires coloniaux européens. Les États américains s’engagèrent alors dans un processus de construction nationale. Les États-Unis adoptèrent la doctrine Monroe qui leur réservait le droit de contrer militairement toute intervention colonisatrice européenne sur l’ensemble du continent américain. Se développa alors le « panaméricanisme », l’idée de favoriser la coopération entre les États américains autour d’intérêts communs. En 1848, les États-Unis annexèrent brutalement la moitié du territoire mexicain, leur permettant ainsi d'asseoir de plus en plus leur poids sur le continent américain. Face à ce déclin de la présence espagnole et portugaise aux Amériques et à la montée en puissance de l’Amérique anglo-saxonne, la France se positionna comme ultime puissance afin de défendre l’identité « latine » aux Amériques.
Michel Chevalier, alors conseiller économique de Napoléon III, développa en 1862 dans Revue des deux Mondes la théorie selon laquelle existeraient différentes races humaines originaires de l’Occident radicalement opposées de par leur culture : la race latine, la race germanique et la race slave. C’est par cette dimension racialiste et religieuse que la culture latine fut mobilisée pour lutter contre l’affaiblissement des pays de langue latine aux Amériques, ici concernés le Portugal, l’Espagne et la France. C’est ce que l’on appela le « panlatinisme », l’idée d’unifier les peuples latins dans des intérêts communs. Napoléon III utilisa cet argument pour justifier l’intervention militaire française au Mexique entre 1861 et 1867 pour exiger le paiement de la dette mexicaine envers la France et afin d’y installer un souverain européen catholique favorable aux intérêts français tenant tête au développement des États-Unis protestants.
Cependant, il n’est pas correct d’attribuer l’invention du terme « Amérique latine » exclusivement à Napoléon III : celui-ci découle d’un contexte mondial qui favorisa l’utilisation du terme aussi bien aux Amériques qu’en Europe. Le terme « Amérique latine » répond aussi à un mouvement de rejet de l’héritage culturel hispanique aux Amériques, à l’image du slogan « ¡desespañolicemónos! » (« Desespagnolisons-nous ! ») du président argentin Domingo Faustino Sarmiento. Des auteurs américains comme le colombien Torres Caicedo ou le chilien Francisco Bilbao opposaient déjà dans leur écrits l’Amérique anglo-saxonne à l’« Amérique latine » dès la moitié du XIXème siècle. Néanmoins, le régime bonapartiste a largement soutenu ce terme jusqu’à être reconnu et utilisé dans le monde entier dès 1870.
Au début du XXème siècle, la société intellectuelle espagnole est consternée par la démocratisation du terme « Amérique latine » qui a rendu désuet le terme « Amérique hispanique » et voit en ceci le résultat de la perte de l’influence espagnole dans le monde. Les Espagnols y voient une manœuvre française pour élever sa présence aux Amériques qui bafouerait toute réalité historique. Il s’agit là, d’une véritable bataille linguistique d’influence entre les grandes puissances occidentales.
Théo DENESLE
Sources bibliographiques :
Rubén Torres Martínez, « Sobre el concepto de América Latina
¿Invención francesa? », Cahiers d’études romanes, vol. 32, 2016, p.89-98
Abud, Francis. « Les races latines au service de la grande pensée du règne de Napoléon ııı. L’expédition française au Mexique 1861-1867. » Cahiers d'histoire, volume 33, numéro 2, automne 2016, p. 45–66
David Marcilhacy, « « !Nada de latinismos ! » Amérique « latine » ou Amérique « hispanique » », Cahiers d’études romanes, vol. 30, 2015, p.199-222.
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