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Les Guaranis : rétrospective d’un peuple en danger


© Survival International

Les Guaranis, peuple autochtone d’Amérique du Sud, sont répartis aujourd’hui au Paraguay entre le fleuve Uruguay et le cours intérieur du fleuve Paraguay, la province de Misiones en Argentine et le sud du Brésil. Ils sont divisés en plusieurs groupes selon leur répartition géographique : chiriguano, pãi-tavytera (ou kaiowa, tembekwara), ava katu, mbya, aché, Guaranis occidentaux, ñandeva… La domination dans la région des colons européens et l’augmentation des méstizos (métisses autochtones-européens) n’ont pas empêché la persévérance des peuplements guaranis contemporains. La langue, vecteur de culture et de fierté, a aussi participé à cette durabilité : la langue guarani est encore largement parlée sur leurs terres traditionnelles, et est l’une des langues officielles du Paraguay, symbole de lutte et d’identité.



Histoire et colonisation


L’histoire du peuple guarani est corrélée aux jésuites, et le terme « Guarani » provient de ces missionnaires, désignant alors les natifs ayant accepté une conversion à la religion chrétienne. Les termes Cayua ou Caingua (ka’aguygua), « ceux de la jungle », désignent les autochtones qui ont refusé cette conversion. L’usage actuel du nom Guarani s’étend à tout individu d’origine autochtone et selon Barbara Ganson, ce nom a été donné car il signifie « guerrier » dans le dialecte Tupi-Guarani ; « guerrier, guerrier, seigneur de guerrier » dans le vieux Tupi du XIIe siècle selon des sources jésuites.

À l’arrivée des Européens en Amérique du Sud il y a plus de 500 ans, les Guaranis sont parmi les premiers peuples à être contactés. Avant la colonisation européenne, les Guaranis sont des nomades et vivent en forêt, à proximité des rivières Paraná et Uruguay (actuel sud du Brésil), de la chasse et de l’agriculture. Leur alimentation est composée principalement de légumes, manioc, gibier et miel. Ils établissent des villages d’une durée d’environ trois ans, puis changent de village lorsque le sol devient trop pauvre. Leurs maisons sont bâties à partir de bois et de boue et tiennent environ six mois, et leurs villages sont composés de maisons pour 10 à 15 familles. Leur démographie lors de la première rencontre avec les Européens est d’environ 400 000 habitants, mais l’arrivée des Espagnols met un terme à leur grande expansion.

La conquête européenne se divise en deux dynamiques : les missions et l’esclavagisme violent. D’une part, les portugais les chassent et les vendent comme esclaves, d’autre part, les jésuites essayent de les convertir au catholicisme et apprennent leur langue afin de communiquer leur message, aboutissant à la mise en place de missions.



Les missions jésuites et leur organisation


Chaque mission se déroule à travers une église, une place correspondant au centre de vie de la communauté, des ateliers, un potager et des maisons ; une journée est composée de prières, de travail, d’éducation et de repos. Pour les Guaranis, cet aspect de la colonisation est une porte de sortie de l’esclavage, incluant cependant une forme de soumission : bien qu'ils puissent conserver certaines traditions et leur langue, ce mode de vie les obligent à renoncer au nomadisme.

En 1694, le roi Philippe III d’Espagne confie l’administration du territoire guarani aux jésuites, transformant alors la région en république chrétienne. Ils y divisent le territoire en attribuant une trentaine de réductions (villages autonomes administrés par un conseil élu composé d’autochtones), et les Portugais et Espagnols font, par la suite, pression pour supprimer ce système. Lors de la signature du traité de Madrid en 1750, le roi d’Espagne fait alors évacuer les sept réductions de l’est du Rio Uruguay pour le donner aux Portugais, faisant de ce fleuve la frontière entre les deux colonies. Les sept réductions sont replacées à l’ouest, les Guaranis luttent et la guerre des 7 réductions débute ; les jésuites conduisent une guérilla de résistance. Le principal leader du front Guarani est le capitaine Sepé Tiaraju, et de nombreux Guaranis sont tués ou s’enfuient. Par la suite, les jésuites sont progressivement expulsés d’Amérique du Sud et les réductions sont abolies.



Société, mythes et légendes


D’une culture ancestrale, les Guaranis ont formé une société ayant intéressé ethnologues et anthropologues, générant certains débats. Pierre Clastres notait qu’il n’existait aucun « Etat » dans cette culture et que le rôle du chef guarani était limité ; Jean-William Lapierre a critiqué cette analyse en parlant de gradation du pouvoir : il remet en question les rites d’initiation guaranis, imposant une « forme de contrainte » plus subtile, l’existence d’une forme d’aristocratie dans la société guarani à travers les « chefs de chasse » (ceux qui élisent le chef).

Les croyances des premiers Guaranis sont mal connues, mais dans la recherche, on parle d’une forme de panthéisme animiste ayant persisté aujourd’hui en tant que folklore et mythes. Cette mythologie est encore répandue dans les zones rurales du Paraguay. L’Universidad Nacional de Misiones (Argentine) a compilé de nombreux mythes et légendes, publié sous le titre Mitos y leyendas : Un viaje por las tierras guaraníes, Antología en 1870, divisant les mythes en deux catégories :

  • les mythes cosmogoniques et eschatologiques (création et destruction de toutes choses, dicté par Ñamandu, la divinité de Yporú qui est plus souvent connu comme Tupã, Jasy et Aña, divinité maligne qui habite au fond de la rivière Iguazu) ;

  • le mythe animiste (les plantes, animaux et minéraux sont animés, peuvent devenir des êtres anthropomorphes ou être habités par des âmes humaines). Le mythe animiste connaît aussi plusieurs légendes et personnages, notamment le Lobizón (loup-garou), Mainumby (transporte les bons esprits et vit dans les fleurs), Isondú/Glowworms, esprits réincarnés, tout comme les Panambi (papillons), Ka’a Jarýi (femme devenue herbe sacrée), Irupé (femme transformée en lys géant car tombée amoureuse de la lune), les Pombero (lutins/elfes) à qui l’on fait des dons tels que du miel afin de les apaiser…

Les mythes et légendes sont alors très riches, et sont aussi nourris par les lieux qui entourent le peuple guarani. Par exemple, les chutes sacrées d’Iguazú ont une signification particulière pour ce peuple et inspirent de nombreuses légendes et croyances, révélant aussi, pour eux, le son de leurs batailles anciennes.

Spiritualistes et nomades, les tribus guaranis recherchent toujours la « terre sans mal », là où les maux de la vie seraient bannis. La dépossession de leurs terres a été un terrible tournant dans leur mode de vie, leurs croyances donnant une place très importante à la terre, leur bien le plus précieux.



La langue, vecteur de fierté


La langue qu’ils parlaient, le guarani, est encore largement parlé aujourd’hui. En arrivant dans la région, plutôt que de traduire les noms des lieux, les européens décident d’adopter les noms guaranis, raison pour laquelle il y a aujourd’hui des noms comme Iguazù (« Grandes eaux »), ou encore Paraguay (« l’eau qui crée l’océan »). De nombreuses œuvres ont été écrites en langue guarani, permettant de la diffuser davantage ; plusieurs mots anglais peuvent même trouver leurs racines au guarani comme « toucan » ou « jaguar », le peuple et la région ayant été décrits par des explorateurs (notamment les croates Mirko et Stjepan Seljan).

Aujourd’hui, le guarani est une langue officielle du Paraguay, de la Bolivie, de l’Argentine et du Mato Grosso do Sul au Brésil. Au Paraguay en 2012, 90% des habitants parlent le guarani, le pays étant quasiment bilingue. Cependant, il existe toujours une partie de la population guarani qui ne parle pas l’espagnol, et une partie de la population d’origine européenne qui ne parle pas le guarani ; la langue guarani présentant des variantes : Mbya-Guarani en Argentine, Tupi-Guarani et Guarani-Jopara au Paraguay et Brésil (Guarani-Jopara étant une mélange entre le guarani et l’espagnol). De plus, la marginalisation de certaines communautés guaranis empêche une amélioration de ce point, mais l’apprentissage et la diffusion de la langue continue à travers des établissement éducatifs notamment (par exemple l’université en langue guarani à Kuruyuki en Bolivie depuis août 2009). Aujourd’hui, c’est le Standard Paraguayan Guarani qui est enseigné dans le monde entier, et de nombreuses références culturelles à la langue, à l’histoire et à la culture guarani existent en Amérique du Sud, témoignant de leur influence culturelle dans leur territoire originel.



Dangers et esclavage moderne


Malgré ces dynamiques, le peuple guarani fait face à de nombreuses problématiques : dépossessions, déforestation, problématiques sociales et identitaires, racisme et discriminations… Certaines parties du peuple sont dépossédées de leurs terres depuis la colonisation (par exemple, les Guaranis du Mato Grosso do Sul), par les haciendados, des propriétaires pratiquant l’élevage extensif et la culture du soja notamment. Ces derniers leur offrent une compensation pour la journée de travail : 15 pesos bolivien (1,3 euros) par jour pour un homme. Au Brésil, ce sont les fazendeiros, des propriétaires terriens à la tête de champs de maïs et de soja gigantesques. Les Guaranis luttent à travers des retomadas (re-possessions) mais les fazendeiros considèrent cela comme des « invasions » : « Ils portent des capuches, menacent les gens, la seule chose qu’ils veulent, c’est mettre le bazar ! », râle au téléphone un fermier (article Le Monde, 2018). Les fermiers ont souvent employé les armes à travers des pistoleiros (hommes de garde armés) pour défendre ces propriétés, conduisant à des affrontements violents où de nombreux Guaranis sont tués.

Les problématiques majeures sont surtout regroupées au Brésil : s'ils y sont la plus grande population autochtone du Brésil, ce sont aussi ceux dont les droits sont les moins reconnus par l’État (le droit à la terre étant en moyenne moins d’un demi-hectare par Guarani), et il reste encore environ 95% des terres à reconnaître dans tout le pays. En tant que l’un des leaders mondiaux de la production d’agrocarburants et d’élevage, le Brésil établit des plantations de cannes à sucre et distilleries d’éthanol depuis les années 80 et dépend de la main d’œuvre autochtone. Ils présentent des conditions de travail proches de l’esclavage. Une partie d’entre eux sont forcés de travailler et importent, une fois de retour, des maladies sexuellement transmissibles ou des problématiques d’alcoolisme ; ce fait induit une augmentation des violences et tensions internes. De plus, de nombreux Guaranis sont entassés dans de minuscules réserves surpeuplées ; par exemple dans la réserve de Dourados, 12 000 Guaranis vivent sur moins de 3000 hectares.

Aussi, les vagues de déforestation causées par les pratiques industrielles ont un impact conséquent sur le peuple guarani : leur mode de vie est modifié brutalement, car la pratique de la chasse et de la pêche est rendue impossible. Une malnutrition en découle et provoque de nombreuses maladies et de morts précoces. Récemment, les violences intra-communautaires ont augmenté suite à la pandémie de Covid-19, entre confinements, malnutrition, éloignement, alcoolisme, maladies et drogues. Le racisme et la discrimination sont aussi courants et leurs luttes ont été entachés par de nombreux assassinats, notamment le leader Marcos Vernon en 2003.



Si les Guaranis ont une histoire riche et ancienne, une culture et une langue qui ont pu se diffuser, leurs problématiques actuelles sont complexes et nombreuses. Globalement, ils voient surtout les ressources naturelles de leurs territoires exploitées massivement par des fermiers et multinationales, et subissent en même temps des violences extrêmes. L’appropriation territoriale est corrélée à la négation de leur existence et de leur légitimité dans certaines zones et l’imposition de nouvelles religions et cultures leur a initialement fait courir un risque de dégradation (Ribeiro, 1996). Entre violences physiques, sociales, environnementales, identitaires et morales, le peuple guarani continue sa lutte avec courage.



Helena Erin




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