En 2016, l’accord de paix signé entre le gouvernement colombien du président Juan Manuel Santos et la guérilla des Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC) avait fait grand bruit. Il lui avait valu un prix Nobel de la paix et un concert de louanges internationales. Deux ans plus tard, le nouveau président colombien Ivan Duque entend renégocier certains points de l’accord de paix, et se montre moins conciliant que son prédécesseur. Dans le même temps la dernière guérilla en activité, l’Ejército de Liberacion Nacional (littéralement Armée de Libération Nationale, ELN), est toujours en négociation avec le gouvernement. Alors que nous sommes, semble-t-il, dans une phase crépusculaire de l’histoire conflictuelle colombienne, retour sur les acteurs et les faits l’ayant constitué.
Avant d’être symbolisé par de grandes organisations bien connues, le mouvement des guérillas à recouvert bon nombre de catégories sociales et c’est situé sur une grande partie de l’échiquier politique. Les spécialistes du phénomène distinguent deux moments charnières dans la formation des guérillas. Dans un premier temps, au cours des années 1930, de fortes inégalités sociales se développent, accompagnées d’un exode rural. Cela entraine la concentration des terres agricoles entre les mains des grands propriétaires. Dans ce pays où une grande partie de la population et de l’économie dépend de la culture du café, la situation devient explosive. Surviennent alors de grandes révoltes notamment dans les régions de Cundinamarca et de Tolima (au centre ouest du pays), au cours desquelles les populations rurales (colons et métayers) se dressent contre les conditions de travail dans les grandes haciendas (de grandes exploitations agricoles) de café. Les paysans exigent des réformes agraires et s’emparent de grandes haciendas, peu à peu disloquées. Des groupes d’autodéfense paysans voient alors le jour pour protéger leurs nouveaux acquis. La tradition d’organisation paysanne de défense est née. La seconde période qui va marquer de manière plus concrète encore la formation des guérillas, c’est la période sanglante de guerre civile colombienne connue comme « la Violencia ». Elle commence en 1948 à l’assassinat du très populaire leader libéral Jorge Gaitan et dura près de 10 ans. Elle oppose les partisans conservateurs au pouvoir et les libéraux de gauche dans l’opposition, voire des franges communistes paysannes qui se mêlent aux combats. Ce conflit voit les différents belligérants se rendre coupables de réelles exactions, notamment de la part des groupes de militaires et paramilitaires (avec l’appui du gouvernement et des grands propriétaires) dans les campagnes. Cela va de l’incendie, au viol et au massacre d’un village entier - considéré comme d’obédience libérale ou communiste. Dans ce contexte explosif, de nouveaux groupes d’autodéfense paysans apparaissent. En 1958, la guerre civile se termine par l’établissement du Front National : la réunion des deux grands partis traditionnels dans l’exercice du pouvoir avec une alternance à la tête de l’Etat tous les 4 ans. De manière générale, la fin des années 50 marque un déclin des guérillas étouffées par le retour à la coordination politique et militaire.
Cependant, ce système exclut dès lors toutes autres formations politiques et empêche le renouvellement. Par conséquent, la perpétuation du gouvernement des élites, l’exclusion de la représentation politique et l’absence d’une réelle réforme agraire cristallisent les tensions. Dans un contexte de révolution cubaine et de propagation générale de la doctrine communiste, des populations vont peu à peu prendre le chemin de la lutte armée. Ainsi, en 1964, des guérillas libérales et communistes qui n’avaient jamais cessé leurs activités se fédérèrent pour former les FARC. Dès lors, d’autres groupes clandestins vont émerger. On dénombre quatre principales guérillas qui se forment dans les années 1960. L’ELN est initialement formé par des groupes d’étudiants castristes. Les FARC ont une base militante quasi exclusivement rurale. L’Ejercito Popular de Liberación (EPL) dispose d’une base militante intellectuelle et est créée par des étudiants maoïstes. Enfin, le M-19, fondé en 1974, est lui aussi d’extraction intellectuelle et propose une vision politique et nationaliste affirmée.
En dehors des FARC et de leurs effectifs exclusivement ruraux, on constate l’apparition de ces groupes révolutionnaires dans les zones urbaines. Ils vont rapidement s’investir dans la guérilla rurale. On peut recenser aussi la création d’une guérilla indigéniste au début des années 1970, le « Mouvement Quintin Lame » (même s’il n’est pas majoritairement composé d’indigènes) pour la récupération des terres spoliées au XIXe siècle. Relativement marginal dans le paysage colombien, puisque ces organisations sont reléguées dans les régions périphériques, elles prennent une autre dimension à partir des années 80.
Cette période charnière voit les guérillas passer d’une stratégie d’auto-défense à celle d’une conquête territoriale. En effet, elles progressent dans le nord-ouest du pays mais aussi dans des zones plus conflictuelles des Andes. Par exemple, les FARCS, présentes dans toutes les zones de guérillas, passent de 9 fronts en 1979 à 27 en 1983. Les organisations clandestines sont aussi désormais soutenues et financées par Cuba, puis également par le Nicaragua à partir de 1979. C’est d’ailleurs l’enjeu économique qui va conditionner le développement fulgurant des guérillas, puisque leur influence dépend notamment de leur assise financière. De là, se mettent en place divers moyens pour assurer leur prospérité : la perception d’impôts révolutionnaires, la prise de contrôle de zones de production de matières premières, des séquestrations (notamment le retentissant enlèvement d’Ingrid Betancourt en 2002, une franco-colombienne alors candidate à l’élection présidentielle), mais surtout la participation au trafic de drogue international qui prend en Colombie un essor tout particulier.
Dans les années 1980-1990 ces organisations révolutionnaires atteignent leur apogée en termes d’influence, de capacité de déploiement, et de recrutement. Un évènement spectaculaire manifeste ce changement de dimension : l’attaque du palais de Justice par le M-19, qui fera plus de 100 victimes dont la moitié sont des membres de la cour suprême de Justice. On peut raisonnablement parler d’un âge d’or des guérillas colombiennes. Cependant, de la meme manière, leurs adversaires se multiplient. D’abord, l’Etat colombien, les narcotrafiquants auxquels ils font concurrence (même si parfois ils s’y associent aussi) et enfin, plus surprenant, des milices paramilitaires d’extrême droite relativement indépendantes du gouvernement en place (parfois formant de réelles bandes criminelles). Cette situation de conflit généralisé provoque le déplacement d’environ deux millions de personnes vers les grandes villes entre 1985 et 2000 (selon les chiffres de l’ONG Consultoría para los Derechos Humanos y el Desplazamiento, CODHES). Leurs activités regagnent en intensité après l’échec des pourparlers engagés par le président Besiliaro Betancur. Le double jeu des autorités qui continuent à s’appuyer sur les milices paramilitaires et les narcotrafiquants, tout en poursuivant, en façade, les négociations en est la cause. En effet, le cessez le feu avait été déclaré dès 1984 et une réinsertion politique été à l’œuvre avec notamment la création d’un organe politique des FARC alliés au parti communiste colombien : l’Union Patriotique. Or, on estime qu’environ 4000 membres de cette formation politique seront assassinés par l’armée, la police ou les paramilitaires jusqu’en 1995. En 1991, le vote d’une nouvelle constitution semble marquer un rapprochement avec les revendications sociales et politiques des guérillas. Cette refondation démocratique voit la mise en œuvre d’une politique de décentralisation et de reconnaissance culturelle et linguistique des minorités amérindiennes. Elle garantit plus fortement les libertés individuelles et surtout elle ouvre le jeu politique à tous les partis. Une occasion que saisissent le M-19 et l’EPL pour s’engager en politique et cesser leurs activités de guérilla. Les forces politiques nouvelles, à l’image du M-19, rencontrent un certain succès. L’ELN et les FARC décident eux de poursuivre le combat. Des périodes de pourparlers et de reprise des conflits s’alternent ensuite sur fond d’enjeux internationaux avec une forte implication des Etats-Unis.
Les 2 principales guérillas perdent tout de même incontestablement de l’influence à partir du milieu des années 2000, après leur période d’apogée. Plusieurs facteurs sont à l’œuvre. Dans un premier temps, les autorités colombiennes en incapacité de lutter contre les guérillas vont s’appuyer sur les Auto Defensas Unidas de Colombia (AUC). Unifiées en 1993, leurs membres sont des mercenaires ou d’anciens militaires originairement à la solde des grandes entreprises, des grands propriétaires et des narcotrafiquants. Après s’être fédérés, ces groupes paramilitaires participent activement au trafic de drogue international tout en étant un des principaux opposant aux groupes révolutionnaires. Leurs méthodes sont sanguinaires : pratiquant une politique de la terreur, ils ne s’attaquent que rarement de front aux guérilleros privilégiant, les massacres et la torture de civils voire de villages entiers soutenant les guérillas. L’ONU leur attribue 80% de l’ensemble des meurtres de civils dans le cadre du conflit armé colombien. Ils sont les principaux responsables du grand nombre de déplacés durant cette période.
Le rôle joué par l’Etat Colombien dans ce « laisser faire » est à la fois stratégique et sinistre. Celui-ci s’assure un relais dans la lutte contre l’ELN et les FARC, dans une période où les moyens leur font défaut. En revanche, il soutient implicitement des organisations criminelles qui se rendent coupables de véritables crimes de guerre, classées comme terroristes sur bon nombre de listes internationales. Le scandale de la parapolitique de 2006 révèlera l’ampleur de cette collaboration. L’arrestation de Jorge Noguera Costes, directeur des services de renseignement colombien pour association de malfaiteurs ; et la mise en examen d’une centaine de membres du congrès sont tant d’éléments révélateurs de la collusion entre le milieu politique au pouvoir et les paramilitaires. Quoiqu’il en soit, en 2002, le président de droite fraichement élu Alvaro Uribe, va mettre en place la politique de « sécurité démocratique ». Elle vise à réaffirmer la position de l’armée et de l’Etat sur son territoire contre les guérillas mais aussi sur les groupes paramilitaires. Cette dernière volonté est couronnée d’un succès relatif puisque de 2003 à 2006 on compte plus de 30000 paramilitaires démobilisés. Sur le plan de la lutte contre la guérilla, c’est aussi indéniablement une réussite, du moins dans le domaine militaire. En effet, l’acquisition de matériel sophistiqué (les drones, par exemple), de moyens de transports et de combats aériens, la formation de soldats spécialisés et une meilleure coordination militaire mettent à mal les guérillas.
Enfin, la dernière cause du reflux des groupes révolutionnaires est la perte définitive du soutien de l’opinion publique, notamment à cause de leur politique d’enlèvements et de leur intransigeance dans les diverses négociations. Elles reculent des abords des principales villes, des axes routiers et se retranchent dans les campagnes. La disparition des principaux leaders des FARC comme Marulanda, le chef emblématique, de mort naturelle en 2007 ou encore Raul Reyes, le second dans la hiérarchie, qui périt dans le bombardement de son campement en 2008, sont aussi des marques symboliques d’affaissement. On estime que le nombre des FARC passe de 17000 dans l’année 2000 à 9000 en 2010.
Toutefois, les groupes révolutionnaires ne sont pas anéantis pour autant. Ils sont encore relativement prospères (les campagnes de fumigations aériennes des plantations de coca n’ont pas été concluantes) et restent très actifs dans les campagnes en modifiant leur stratégie militaire. Le conflit se caractérise désormais par une mobilité permanente pour mener des actions fulgurantes et éviter les bombardements. Le recours aux mines antipersonnel est aussi un des produits de cette mutation. Néanmoins, en raison de revers militaires conséquents et devant l’enlisement du conflit, l’idée d’une cessation complète des hostilités et même d’un processus de paix prend progressivement de la vigueur.
C’est Juan Manuel Santos, ancien ministre de la défense d’Alvaro Uribe et nouveau président de la république, qui ouvre la porte à de nouvelles négociations. Cet idéal abouti aux pourparlers d’Oslo et de la Havane (2012-2016) qui mène à un cessez le feu complet et finalement à un accord de paix, de désarmement et de réinsertion sociale et politique des FARC.
Cependant, le texte de cet accord soumis au référendum voit une courte victoire du « non » (50,21% des voix). Ce revers entraine la conception d’un second texte, qui garantit toujours la réinsertion politique, mais qui est plus restrictif sur le plan financier. Il prévoie notamment la confiscation des biens des leaders du mouvement, ainsi que la baisse des aides gouvernementales à la nouvelle formation politique FARC. Sur le plan judiciaire, un tribunal de paix doit voir le jour pour juger les auteurs de crimes de guerre. Sur ce point, le nouveau président colombien, Ivan Duque, soutenu par Uribe, est partisan d’une solution plus dure. Il a d’ores et déjà évoqué la volonté d’apporter des « correctifs » à l’accord de paix. Les questions des réparations aux victimes et le traitement des criminels de guerre sont au centre des débats. Ces derniers atermoiements montrent la défiance qu’une part de la population continue de porter vis-à-vis des guérillas. Il s’agit de concilier une nécessité de paix immédiate et une demande de justice légitime, compte tenu de l’expérience extrêmement traumatisante vécue par les populations civiles. En effet, les estimations officielles font état de 260 000 morts, 45 000 disparus et 6,9 millions de déplacés (en majorité des femmes et des enfants fuyant tour à tour les enrôlements forcés et les crimes sexuels) durant le conflit.
C’est cette histoire sanglante qu’a aujourd’hui à traiter le peuple colombien dans son ensemble. Une histoire qui témoigne d’une tradition politique basée sur la conflictualité et la violence, produit d’inégalités et de revendications sociales qui balayent la société colombienne depuis près d’un siècle. Une spirale sanguinaire qui ne prendra d’ailleurs pas fin tant que l’EPL n’aura pas rendu les armes, tant que des groupes paramilitaires reconstitués et des narcotrafiquants continueront à commettre des exactions et à exercer de l’influence. En effet, plus qu’un difficile accord de paix, ce sont de nouvelles problématiques que les populations et les dirigeants colombiens ont à affronter : celles d’un Etat qui n’a jamais su se rendre maître de son territoire et qui en paye encore les frais, celles d’un Etat gangréné par la corruption et le trafic de drogue qui ont brouillé les pistes, les étiquettes, créant des formes de groupes armés qui s’apparentent désormais plus à de grandes organisations criminelles internationales qu’a des milices ou guérillas.
Pablo Girard
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