Un projet de réforme fiscal problématique
Depuis le 28 avril 2021, des manifestations se déroulent dans toute la Colombie en réponse à un projet de réforme fiscale présenté par le gouvernement d’Iván Duque. Membre du parti de droite radicale Centre démocratique, Iván Duque Márquez est sénateur de 2014 à 2018 et proche de l’ancien président de la république Álvaro Uribe [2002-2010], avant de se faire élire à son tour en août 2018 pour un mandat de cinq ans. Son projet de réforme fiscale est fortement décrié par les Colombiens. Dès son annonce, des manifestations se déroulent dans les principales villes du pays afin de protester et dénoncer la politique du président. Plutôt pacifiques et festives fin avril, elles deviennent depuis début mai le terrain de violents affrontements avec les forces de l’ordre, surtout dans certaines villes, comme à Bogotá, la capitale, mais aussi Medellín et Cali (situées respectivement dans le nord-ouest et le sud-ouest du pays).
Les manifestations d’aujourd’hui sont générées par ce projet de réforme fiscale visant à pallier l’impact économique de la pandémie. En effet, quatrième économie d’Amérique Latine derrière le Brésil, l’Argentine et le Venezuela, la Colombie est confrontée à sa pire récession en un demi-siècle, avec une chute du PIB de 6,8 % en 2020 et un chômage officiel de 16,8 % en mars 2021. Initialement, le projet prévoyait principalement d'élargir la TVA à de nombreux produits, d’élargir la base d’imposition sur les revenus (taxer les revenus salariaux systématiquement à partir de 656 dollars -soit 542 euros- par mois) et de supprimer de nombreuses exonérations dont bénéficiaient les ménages et les entreprises. Le gouvernement tablait ainsi sur une hausse de collecte de 6,3 milliards de dollars sur les dix prochaines années. Le projet avait donc pour but d'augmenter la collecte fiscale de l’État, qui aujourd'hui ne dépasse pas les 20% du PIB, soit le deuxième taux le plus bas des 37 pays membres de l'OCDE (Organisation pour la coopération et le développement économique). Mais ce projet fut très fortement contesté par la population colombienne et considéré comme non approprié et inopportun en pleine pandémie de Covid-19, alors que les restrictions sanitaires ont fait augmenter le chômage de plus de 3%, selon le Département administratif national des statistiques (DANE). Ainsi, ce texte affecte surtout la classe moyenne alors que près d’un tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Il est aussi important de noter qu'un peu moins de 50% de la population active du pays de 50 millions d’habitants vit de l’économie informelle.
Un mouvement qui soulève également d’autres enjeux majeurs
Le 2 mai, après une semaine de manifestations, le président apparaît à la télévision pour annoncer qu’il fait marche arrière : « Je demande au Congrès le retrait du projet présenté par le ministre des finances et l’élaboration urgente d’un nouveau projet, fruit de consensus, pour éviter l’incertitude financière. » Le lendemain, Alberto Carrasquilla, ministre des finances, démissionne. Il est remplacé par l’économiste José Manuel Restrepo, jusque-là ministre du commerce. M.Duque fait aussitôt savoir qu’il présentera un nouveau texte, excluant les points les plus contestés, comme une hausse de la TVA qui devait s’appliquer également aux services funéraires.
Mais les manifestations ne cessent pas. Quelques jours plus tard, le président annonce également la mise en place d'espaces de dialogues, soit des réunions avec les tribunaux, le Parlement et d’autres entités, pour convenir d’une entente. Le comité national de grève, qui a lancé l’appel à la mobilisation, s’était dit prêt à un dialogue direct avec Ivan Duque. En effet, comme l’explique Mathilde Allain, maîtresse de conférence à l'IHEAL (Institut des hautes études d'Amérique latine) :"la réforme fiscale a été le principal détonateur des manifestations" mais "d'autres revendications ont très vite émergé". Ainsi, le front anti-gouvernemental s'est élargi, en rassemblant des syndicats de divers secteurs, des étudiants, des indigènes, mais aussi des défenseurs de l'environnement. Et de nouveaux mots d'ordre se sont ajoutés. Les Colombiens ne sont pas descendus dans la rue pour une unique raison et expriment désormais leur mécontentement global contre les politiques de santé, d’éducation, de sécurité, contre les inégalités sociales et l’aggravation de la pauvreté dans le pays. Les manifestants réclament une politique plus sociale et demandent le retrait de la réforme de la santé, qui vise à restreindre l'accès universel à des soins de qualité. Ils souhaitent également des aides pour les entreprises qui ont souffert de la crise sanitaire, ou encore l'accès à une éducation gratuite pour tous.
Un mandat présidentiel marqué par les plus importantes manifestations de l’histoire de la Colombie
Ce n’est pas la première fois que le pays est confronté à des manifestations, qui sont multiples depuis le début du mandat du président Ivan Duque. Ainsi, en novembre 2019, des manifestations ont déjà eu lieu dans le pays pour protester contre le gouvernement et en particulier contre la remise en cause du processus de paix entre le gouvernement colombien et les FARC-EP (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et contre l’ampleur des inégalités sociales du pays. Une autre série de manifestations s’est également déroulée en septembre 2020 contre les violences policières. En effet, plus d’un million de personnes y ont pris part, ce qui font d’elles les plus importantes manifestations de l’histoire de la Colombie. L’armée fut déployée dans les principales villes du pays, comme aujourd’hui, et un couvre-feu fut instauré. Les affrontements et la répression policière ont fait des centaines de victimes et causé la mort de 17 personnes.
Le président présentait en novembre 2019 une première réforme fiscale afin de flexibiliser le marché du travail, réduire les fonds publics des retraites en faveur d’entités privées et reculer l’âge de la retraite. Les syndicats protestaient alors contre ce texte visant à réduire les impôts payés par les entreprises et contre le projet de privatisation d’entreprises publiques comme la compagnie pétrolière Ecopetrol et la compagnie électrique Cenit.
De plus, la Colombie, en récession, est aussi affectée par une recrudescence du conflit armé qui la mine depuis près de soixante ans. En 2016, l’ancien président colombien, Juan Manuel Santos, signait un accord de paix avec le commandant en chef des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), devenu dès lors un parti politique, et mettait fin à la plus longue guérilla de l’Amérique latine. Mais depuis, le cycle de la violence en Colombie ne s’est pas interrompu. Le reste du pays reste confronté à des attaques contre des civils et à l’assassinat de leaders locaux et d’anciens combattants démobilisés. En effet, le 20 avril dernier, la juridiction spéciale de paix (JEP) a signalé l’assassinat d’au moins 904 dirigeants sociaux depuis la signature de l’accord de paix. Le gouvernement de Ivan Duque, attribue quant à lui ces assassinats à des faits de délinquance, alors que selon la JEP, 92% des anciens combattants assassinés sont passés par le processus de justice transitionnelle (procès, publication de la vérité, réparations et réformes administratives).
Durant ces manifestations de 2019 et 2020, le taux d’impopularité d’Ivan Duque atteint alors près de 70%, et la démission du président est déjà réclamée. Des manifestations de masse qui sont cependant interrompues par la pandémie de Covid-19, début 2021, et dont les revendications ne sont pas oubliées et sont toujours défendues dans les manifestations d’aujourd’hui.
Manifestation en temps de pandémie mondiale, lorsque « le gouvernement est plus dangereux que le
virus ».
« Quand le peuple sort manifester en pleine pandémie, c’est que le gouvernement est plus dangereux que le virus ». Ce slogan, que l’on peut trouver sur de nombreuses pancartes de manifestants, partage bien le sentiment de beaucoup de Colombiens à travers le pays. En effet, le Défenseur du peuple, entité publique de protection des droits des humains, dénombre en moins de trois semaines près de 41 morts dont un agent des forces de l’ordre, et le Ministère de la Défense fait état de plus de 1500 blessés parmi les civils et les policiers. Les ONG locales comme Temblores et Indepaz dénoncent quant à elles des chiffres continuellement plus élevés.
Ces violences et cette répression sont condamnées par la communauté internationale et un usage disproportionné de la force est dénoncé par l’ONU, l’Union Européenne et les Etats-Unis. Cependant, en tant que réponse gouvernementale, le ministre de la défense Diego Molano, au cours d’une conférence de presse virtuelle, a une nouvelle fois imputé les troubles survenus pendant les manifestations aux dissidents de l’ancienne guérilla des FARC et aux rebelles de l’Armée nationale de libération. Le gouvernement a argumenté que ce sont des dissidents des FARC - qui ont rejeté l’accord de paix signé en 2016 par l’ex-guérilla - ainsi que l’Armée de libération nationale (ELN) et des gangs de narcotrafiquants qui orchestrent les troubles. Ce que le président dénonce également deux jours après: « la menace vandale d’une organisation criminelle, qui se cache derrière des aspirations sociales légitimes pour déstabiliser la société, générer la terreur... ».
Cette non reconnaissance des violences policières est donc l’une des raisons pour lesquelles, le lundi 10 mai, les pourparlers ou dialogues organisés par le gouvernement du président pour désamorcer la crise aggravée par la répression policière échouent. Le principal collectif de la mobilisation sociale en Colombie appelait donc à de nouvelles manifestations et grèves le mercredi 12 mai. Des manifestations qui continuent de dégénérer dans des villes comme Popayan, où, dès le lendemain, une jeune fille de 17 ans s’est suicidée après avoir été emmenée de force et agressée par des policiers qui dispersaient la manifestation.
Tout en insistant sur le fait qu’il y a aussi eu des « agressions contre des membres de la force publique », le président colombien fait tout de même état aujourd’hui de 65 actions disciplinaires contre des agents, dont huit pour homicide, onze pour agression physique, 27 pour abus d’autorité. La police a annoncé la suspension de cinq de ses membres.
Enfin, dans un pays qui subit une troisième vague de Covid-19 particulièrement violente, il est important de rappeler que l’action de se rassembler et de manifester est un acte encore plus dangereux que d’habitude pour la population. Troisième pays d’Amérique Latine le plus affecté avec plus de 2,8 millions de cas de Covid-19 (après le Brésil et l’Argentine), la Colombie connaît un nombre de décès de 75 000 morts, sur 50 millions d’habitants et un taux d’occupation des lits de réanimation dépassant 95 % dans toutes les grandes villes.
Camille Doux
Sources:
Comments