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Chamanisme et Ayahuasca : des nouvelles dynamiques du tourisme en Amazonie péruvienne


Depuis une vingtaine d’années, le « tourisme chamanique » connait un succès croissant auprès des voyageurs dans plusieurs régions du continent sud-américain, notamment en Amazonie péruvienne. D’origine sibérienne, le terme « chamane » a supplanté le terme de curandero (guérisseur) en Amazonie. De nombreux voyageurs venus d’Europe, des Etats-Unis ou d’Amérique du Sud, se rendent dans la selva peruana pour expérimenter la cure chamanique et la prise d’ayahuasca. Ce breuvage hallucinogène, consommé originellement par les communautés autochtones, connait désormais un engouement particulier autour duquel s’est établie une véritable industrie. Encadrée par un chamane, l’expérience se déroule au cœur de la selva (forêt). Ce phénomène nous permet de s’interroger : quelles sont les attentes de ces néophytes en quête d’expériences hallucinatoires ? Et quelles conséquences provoquent l’essor de ce type de tourisme ?



La quête d’un « voyage vers l’invisible »


Au Pérou, nous distinguons deux principales zones géographiques qui concentrent la quasi-totalité des centres chamaniques. La première se trouve au nord-est du pays, dans le département du Loreto autour de la ville d’Iquitos. La deuxième est située à plusieurs milliers de kilomètres au Sud, à Cuzco au cœur de la vallée sacrée où les agences proposant des « shaman tour »- « ayahuasca tour » ont proliféré en l’espace de quelques années. Cuzco est donc devenu un lieu stratégique pour tenter les touristes en quête d’expérience hallucinatoire. Les services de transports sont donc assurés jusqu’à Puerto Maldonado, situé aux portes de la selva. Plus récemment, un centre chamanique a même vu le jour au sein du domaine de Pisac, très loin donc des cadres chamaniques traditionnels. Il est très difficile d’avoir accès à des chiffres qui permettraient d’illustrer l’accroissement important de ces pratiques étant donné que la majorité des séjours sont entrepris sur une base individuelle et se déroulent dans des lieux relativement reculés.

La curiosité de cette nouvelle clientèle venue d’Occident conjugue à la fois le désir de vivre une expérience hallucinatoire particulière, mais satisfait également la quête vers une nouvelle forme de spiritualité au contact de collectifs autochtones. Le souhait d’expérimenter « quelque chose de nouveau » revient beaucoup dans les témoignages de personnes ayant réalisé ce type d’expérience. L’acteur occidental n’est pas le seul à participer au séminaire chamanique, des acteurs locaux, principalement des Limeños, des Argentins et des Chiliens participent également aux cures.


Les chamanes et les travailleurs locaux identifient trois profils de touristes. Le premier, en quête de mysticisme ; le deuxième se rendant sur place pour guérir lorsque d’autres méthodes se sont révélées inefficaces (traitements de cancers, schizophrénie, addictions…) et le dernier souhaitant développer des connaissances sur la médecine de l’ayahuasca pour se faire chamane soi-même. Les participants peuvent décider d’une retraite de plusieurs jours jusqu’à plusieurs mois au sein du centre. Ces derniers sont ensuite conviés à se rendre au lodge où se dérouleront les cérémonies rituelles de prises d’ayahuasca et seront ponctuées par l’organisation de groupes de paroles avec le chamane encadrant. L’environnement naturel est essentiel dans ce type d’expérience, d’une part puisqu’il induit directement la nature des hallucinations et d’autre part car il satisfait également un certain désir d’exotisme de la part des voyageurs.


D’autres substances suscitent également la curiosité, comme le Kambó ; poison prélevée sur la peau d’une grenouille venimeuse d’Amazonie provoquant également un trip hallucinogène ou le Peylot, extrait d’un cactus mexicain. L’Ayahuasca résulte, quant à lui, du mélange entre la liane Banisteriopsis caapi et de l’arbuste Psychotria Viridis, provoquant de puissantes hallucinations visuelles, sonores pouvant même jusqu’à donner l’impression d’incarner des entités naturelles ou animales. Avant de participer à une cure chamanique, le participant doit se soumettre à une période de privation : réduction des interactions sociales et des activités motrices, régimes, abstinence sexuelle…



Les conséquences et dérives du tourisme chamanique


Le développement grandissant du tourisme chamanique pose alors plusieurs problèmes. Tout d’abord, l’essor de la consommation d’ayahuasca contribue à en faire un produit rare, puisqu’il est très demandé, son prix augmente de manière croissante. Ces nouvelles dynamiques économiques entrainées par la monétisation de cette substance contribuent à créer des tensions entres les collectifs et à éloigner petit à petit un élément culturel de son contexte d’émergence. En outre, le touriste dépense entre 50 à 170 dollars par jour pour participer à une cure chamanique. En revanche, les salaires reversés aux chamanes locaux et travailleurs péruviens employés dans ces tour operator restent très faible.


Il en est de même pour le statut des chamanes qui glisse petit à petit du celui de guérisseur à celui « d’entrepreneur ». Traditionnellement, le chamane incarne le lien entre le monde invisible et le monde visible, transmettant ses savoirs ancestraux sur les plantes et la spiritualité. L’ayahuasca capable de « soigner l’âme », constitue une substance thérapeutique pour ces collectifs. Le chamane guérisseur exerçait au sein de sa communauté et pour cette dernière. L’émergence de nouvelles figures de « chamanes » comme les chamanes gringos ou les charlatans, soulèvent d’importants conflits entre les communautés.


Certains organismes dénoncent les méfaits de cet engouement pour le chamanisme new age en insistant sur les dérives d’endoctrinement des participants sous le joug de charlatans. Ces observations sont d’autant plus importantes que la prise d’ayahuasca nécessite un encadrement particulier afin d’en assurer le bon déroulement. Il devient de plus en plus compliqué de connaître les compétences réelles du chamane et de s’informer sur la sécurité des participants pendant l’expérience.


Il reste cependant évident que découvrir les pratiques chamaniques, expérimenter les effets d’une nouvelle réflexivité sur soi, soigner des maux et développer son attention par rapport à une forme de spiritualité semblent être des démarches plutôt encourageantes. Ces dernières sont cependant révélatrices d’une quête vers une nouvelle forme de transcendance. Le développement grandissant du tourisme chamanique auprès d’un public occidental interroge les potentielles carences d’une société très cartésienne. Les chamanes disent accueillir un nombre grandissant de personnes souhaitant guérir de la maladie du « stress ».


D’un point de vue anthropologique, la rencontre entre les différents acteurs, locaux et occidentaux autour de l’expérience hallucinatoire amène à la considérer comme une expérience sociale, permettant la circulation des contenus culturels (cosmogonie locale, connaissances de l’environnement, production iconographique, apprentissage social…).



Il me semble pourtant que l’attrait pour ces sociétés autochtones pose la question fondamentale d’un recours tendancieux à l’exotisation de l’Autre de la part des touristes. Ce phénomène est-il révélateur d’une certaine forme de nostalgie ou de fantasmes des sociétés pré- modernes ? S’agit-il du prolongement inconscient du mythe du bon sauvage ? Je n’ai pas de réponses claires à ces questions mais je reste persuadée que ces pratiques doivent être réfléchies de manière à questionner notre rapport à l’altérité.




Juliette Balland

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